Le véhicule autonome va-t'il transformer en profondeur le transport de marchandises ?

Le véhicule autonome va-t-il transformer en profondeur le transport de marchandises ?
Rapport de recherche – mai 2019
El Mehdi ABOULKACEN et François COMBES
IFSTTAR, Département AMT, SPLOTT

Contexte

Le transport routier de marchandises est une activité dont une grande partie de l’économie dépend. L’apparition possible à moyen terme de véhicules partiellement ou totalement autonomes est susceptible de modifier profondément les équilibres économiques actuels, tant du côté de l’offre (les transporteurs) que de celui de la demande (les chargeurs). Les transporteurs réorganiseront leur production ; les chargeurs réorganiseront leurs chaînes logistiques. Les coûts pourraient diminuer de façon très importante, mais hétérogène en fonction des secteurs. Pour mieux apprécier les effets éventuels de cette révolution technologique, ce projet de recherche propose d’en modéliser les impacts par une approche fondée sur la théorie d’inventaire. Cette approche permet de modéliser la façon dont les chaînes logistiques vont réagir à une modification de l’offre de transport, avec une prise en compte des coûts directs (ici le transport.) et des coûts indirects (ici, les coûts d’inventaire).

Une chaîne de modélisation est développée spécifiquement dans cet objectif. Un modèle micro-économique de la structure des coûts de transport est développé. Il distingue les diverses ressources et contraintes des transporteurs, et sert de base pour le développement de scénarios hypothétiques de véhicule autonome. Ensuite un modèle économétrique de prix de transport est spécifié et estimé. Un modèle du comportement des chargeurs est également développé ; les choix des chargeurs sont modélisés comme le résultat de la minimisation d’une fonction de coût total logistique. Cela permet de simuler l’effet des scénarios de véhicule autonome sur les chargeurs à trois niveaux : choix du poids des envois (quantités de marchandises remises par un expéditeur donné à un transporteur pour être remis à un destinataire donné), choix du type d’opération de transport (sans rupture de charge ou avec rupture de charge), et coût total logistique.

Ces modèles sont calés sur la base des données issues des enquêtes dites "chargeurs". Ces données comprennent des informations détaillées sur un certain nombre d’envois. En particulier, les variables suivantes sont renseignées : le poids de l’envoi, le conditionnement, la nature de la marchandise, la valeur, le prix de transport, le flux annuel entre le chargeur et le destinataire, etc. Ces informations concernent des envois individuels, et permettent donc d’estimer des modèles désagrégés. La disponibilité de ces données est essentielle à la mise en oeuvre de la méthode retenue dans le cadre de cette recherche.

La calibration des différents modèles de la chaîne de modélisation met en 910 LISTE DES TABLEAUX oeuvre différentes méthodes, de la calibration manuelle à l’estimation statistique. En particulier, pour calibrer la fonction de coût total logistique, il est nécessaire d’inférer une valeur du temps chargeur pour chaque observation. Un résultat de ce travail est donc de proposer des distributions de valeur du temps "chargeur" pour chaque catégorie de marchandise, ce qui peut s’avérer utile pour la modélisation et l’évaluation du transport de marchandises de façon générale.

Problématique

Deux scénarios de poids lourd autonome sont analysés. Par rapport à la classification SAE, il s’agit de deux scénarios de niveau 5, qui sont distingués par rapport à leurs ODD (Operational Domain Design). Le premier suppose que les poids lourds peuvent circuler sans chauffeur sur autoroute, mais sur les autres réseaux routiers. Le second suppose que les véhicules sont totalement autonomes. Dans le premier scénario, le véhicule est similaire à un poids lourd classique mais coûte plus cher. Dans le second scénario, le véhicule n’ayant plus besoin d’être conçu de façon à pouvoir accueillir un humain à bord, il coûte moins cher et a une plus grande capacité. Les niveaux SAE 1-4 ne sont pas simulés, car la présence d’un opérateur attentif à bord aura un coût proche de celui du SAE 0. Ces niveaux intermédiaires paraissent donc relativement peu intéressants d’un point de vue économique, par rapport au niveau 5. Le platooning n’est pas pris en compte dans cette recherche.

Le premier scénario donne des résultats globalement positifs mais hétérogènes. De façon générale, le transport coûte un peu moins cher et bénéficie donc aux chargeurs. Mais l’adaptation des chargeurs à la nouvelle structure des coûts de transport engendre des besoins de stockage accrus et donc une hausse des coûts d’inventaire. Dans certains cas, cette hausse est telle que la baisse des coûts de transport ne suffit pas à la compenser. Les effets de ce scénario sont variés en fonction des secteurs ; de façon générale les gains sont plus forts dans les secteurs agricoles et industriels, et tendent à faiblir pour les produits situés plus en aval des chaînes de valeur.

Le second scénario a des effets beaucoup plus forts, et les chargeurs bénéficient à la fois d’une baisse très forte des coûts de transport et d’une forte baisse des coûts d’inventaire. Les coûts totaux sont approximativement divisés par deux. Les effets sont relativement homogènes, tous les secteurs en bénéficient, et la quasi-totalité des chargeurs en bénéficient. Les gains dégagés par ce scénario sont bien plus élevés que ceux dégagés dans le scénario précédent, d’autonomie partielle. De façon générale, les quelques conclusions suivantes peuvent être tirées de ce travail de recherche. D’abord, alors que les niveaux d’autonomie vus par les ingénieurs et techniciens (niveaux SAE) sont présentés sous la forme d’un ensemble toujours plus grand de fonctions toujours plus sophistiquées, les bénéfices économiques majeurs pour le transport routier de marchandises ne semblent se manifester que pour les toutes dernières étapes. Ensuite, il semble possible de postuler que les pays et territoires d’agriculture et d’industrie lourde bénéficieront plus de l’autonomie partielle que les territoires dont l’économie est plus pointue ou tertiarisée. Enfin, pour bien analyser ces béné-LISTE DES TABLEAUX 11 fices économiques, il faut raisonner non seulement en termes de fonctions mais aussi en termes de domaines d’opération.

L’autonomie totale pourrait engendrer une réorganisation profonde du transport routier de marchandises et des chaînes logistiques. Les chargeurs profiteraient des véhicules autonomes pour augmenter encore l’agilité des chaînes logistiques, de façon à diminuer encore les niveaux de stock, ou à améliorer les niveaux de service pour leurs clients, et les clients de leurs clients. Les bénéfices économiques seraient donc importants et toucheraient à l’ensemble de la sphère économique. Mais cela soulèverait des enjeux de politique publique majeurs, notamment en termes de pollution et d’émission de gaz à effet de serre (en fonction de la motorisation de ces véhicules et des effets – probablement substantiels – de hausse de trafic) ainsi que de congestion, voir d’aménagement du territoire (avec la relocalisation d’activités économiques).