Diffusion des véhicules autonomes et modes de vie
Diffusion des véhicules autonomes et modes de vie
Rapport final – Octobre 2019
Thomas LE GALLIC et Anne AGUILERA
IFSTTAR, Département AME, LVMT
Contexte
Alors que les premières recherches visant à concevoir des voitures sans chauffeur remontent au milieu du siècle dernier (1) (Cheon, 2003), l’intérêt porté par de puissants acteurs économiques – intérêt matérialisé par des investissements massifs – et la multiplication des expérimentations en conditions réelles ont transformé en quelques années le mythe en perspective tangible. En très peu de temps, le véhicule autonome a fait une entrée remarquée dans l’espace médiatique, dans l’imaginaire collectif et à l’agenda politique - aux échelons locaux et nationaux -, suscitant à la fois curiosité, fantasmes et inquiétudes. S’il est encore un peu tôt pour parler d’un sujet de société, il est en tout cas devenu un véritable sujet de prospective, qui s’est depuis quelques années largement extrait du seul champ des sciences de l’ingénieur pour investir les champs des sciences humaines et sociales (notamment : socioéconomie, sociologie, sciences politiques, anthropologie).
De fait, l’émergence et la diffusion d’innovations technologiques ont continuellement reconfiguré et durablement structuré l’organisation de nos sociétés et nos façons de vivre, en particulier les activités que nous pratiquons, les espaces que nous habitons et les manières dont nous les occupons. Agrégeant des avancées technologiques dans les domaines de l’intelligence artificielle, des capteurs et des télécommunications, le véhicule autonome est annoncé comme l’une des innovations majeures des prochaines décennies, dont l’impact pourrait aller bien au-delà des seules sphères des systèmes de transport et des pratiques de mobilité (Das et al., 2017; Legacy et al., 2019). Cette technologie pourrait en effet modifier notre rapport au temps, notre rapport à l’espace, l’organisation de nos territoires, une partie de nos modes de production et de consommation. Les transformations attendues, dont la nature et l’ampleur seront déterminées par les modalités de déploiement de la technologie, portent ainsi sur les plans social, environnemental, économique et culturel, et constituent une source d’incertitude majeure pour le futur de nos sociétés.
Après une période où la recherche a surtout traité de l’autonomisation progressive des véhicules du point de vue des défis technologiques à relever par les constructeurs et les concepteurs d’infrastructures, et de ceux liés à la reprise en main par le conducteur (niveaux d’autonomisation 1 à 4), la perspective de véhicules complètement autonomes (niveau 5) incite progressivement les sciences humaines et sociales, et en particulier la socio-économie des transports, à investiguer la problématique des effets sur nos modes de vie (localisation résidentielle, organisation spatio-temporelle des activités, conditions d’accessibilité aux emplois, commerces et services, etc.). Cependant personne n’a encore véritablement une idée précise de ce que seront les véhicules autonomes, en particulier quels seront leurs modèles économiques, s’ils seront plutôt individuels ou plutôt partagés, quels constructeurs et opérateurs les proposeront, ou encore comment ils seront articulés avec les systèmes actuels de transport, notamment les transports publics et les véhicules non autonomes (pendant une probable phase de transition dont personne ne peut encore véritablement estimer la durée).
Comme d’autres technologies émergentes, la perspective de diffusion de véhicules sans chauffeur a d’abord suscité un certain enthousiasme, soutenu par les potentiels bénéfices dont elle pouvait être porteuse en termes de réduction de la congestion, de sécurité, de confort ou encore de libération d’espace public. Cet enthousiasme a toutefois rapidement cédé la place aux questionnements sur les enjeux que leur diffusion soulève et aux incertitudes sur les modalités de déploiement (Fagnant et Kockelman, 2015). La naissance de ces questionnements a incité la communauté scientifique en sciences humaines et sociales à s’emparer du sujet, permettant de nourrir un regard plus nuancé voire critique lié aux trajectoires de diffusion et aux usages de la technologie.
1) Le concept initial, proposé en 1939, plaçait l’interaction entre les véhicules et les autoroutes au cœur du concept. Les recherches ont d’abord porté sur des systèmes de contrôle radio (années 1950) avant que ne soient envisagés l’usage d’ordinateurs (années 60). Le concept d’automatisation complète (sur autoroute) a ensuite été envisagé sous l’impulsion de General Motors (années 70), soutenus par le département « transport » du gouvernement états-unien. Il s’est heurté à des limites techniques, notamment relatives à la puissance des ordinateurs.
Problématique
L’objectif de cette recherche, financée par la DGITM dans le cadre des réflexions sur la « Vie Robomobile », est d’agréger les connaissances disponibles afin de discuter de la nature et de l’ampleur des transformations des modes de vie dont le véhicule autonome pourrait être le moteur.
Ce travail de constitution et d’analyse d’un corpus comptant un peu plus d’une centaine de références internationales nous a conduit à identifier trois grandes trajectoires de déploiement du véhicule autonome qui apparaissent comme structurantes pour les changements de modes de vie. Nous n’avons retenu que les travaux reposant sur l’hypothèse de l’atteinte d’un déploiement large des véhicules autonomes aux plus hauts niveau d’autonomie ainsi que sur l’ensemble des réseaux routiers, configuration qui semble seule en mesure de contribuer à transformer les modes de vie de façon
significative (Cohen et Hopkins, 2019).
La première trajectoire (système organisé autour de l’automobilité autonome) consiste en un prolongement du système automobile actuel reposant sur le développement d’un système basé sur la possession individuelle de véhicules autonomes. Ce scénario pourrait renforcer les dynamiques d’éloignement des ménages des centres-villes et en retour induire un ensemble de changements : hausse du taux de motorisation, de la taille des logements, de la part de maisons individuelles, de la part d’activités dans les territoires périurbains, des distances parcourues.
La seconde trajectoire (système organisé autour de la mobilité autonome à la demande) est portée par une remise en cause de la propriété individuelle des véhicules du fait d’un développement massif de services de mobilité à la demande et porte à porte, avec partage ou non de trajets. Si ce scénario permet de diminuer la motorisation des ménages et de limiter l’étalement urbain en raison de meilleures performances de ce type de services de mobilité dans les zones suffisamment denses, il pourrait aussi, si son coût est suffisamment attractif pour les usagers, entrainer une baisse importante de la part de marché des transports en commun voire des modes actifs dans certaines zones.
Enfin la troisième trajectoire (système organisé autour des alternatives à la voiture au service desquelles est placée la mobilité autonome) propose une rupture avec les deux précédentes qui consiste en une remise en cause du système automobile. Cette rupture est favorisée à la fois par l’existence de services étendus de transports collectifs et par une opportunité de reconfiguration profonde des territoires, notamment urbains (Duarte et Ratti, 2018). Dans cette configuration, les services de mobilité autonome à la demande sont mis au service des transports collectifs (dont l’offre est par ailleurs sensiblement améliorée) mais aussi des modes actifs, auxquels sont notamment dédiés de nouveaux espaces. Ce scénario entraîne une série de changements de la localisation des ménages en faveur des zones denses, mais aussi des évolutions des activités pratiquées et des modes de transport dans le sens notamment d’une hausse de la part des modes actifs.
Avec la diffusion des véhicules autonomes, un autre changement majeur, moins marqué par le type de scénarios considéré, concerne la possibilité pour les non conducteurs actuels (personnes âgées, en situation de handicap, etc.) d’accéder avec les véhicules autonomes à de nouvelles formes de mobilités et donc de nouvelles activités et de nouvelles localisations (travail, études, loisirs, commerces...), et ainsi – en principe – d’enrichir leur mode de vie. Si les bénéfices sociaux pourraient être importants, ce changement accroit le nombre de véhicules en circulation et les kilomètres parcourus en voiture.
Cette revue de la littérature permet de souligner que certains changements sont moins, peu ou pas explorés, alors que d’autres ont été abordés dans le cadre de démarches très exploratoires et soumises à de larges incertitudes, comme l’évolution des pratiques touristiques et, plus largement, des déplacements de longue distance. Ce sont en effet les questions liées aux évolutions de la mobilité quotidienne qui dominent dans les travaux actuels. La littérature a par ailleurs surtout considéré les modes de vie des ménages, et beaucoup moins les évolutions qui pourraient concerner les entreprises, notamment en termes de stratégies de localisation, évolutions qui pourraient à leur tour influencer les modes de vie et notamment les choix résidentiels et les déplacements des individus.
Les résultats restitués dans ce rapport frappent par leur grande variabilité, y compris au sein de chaque trajectoire, et leur forte sensibilité à certaines hypothèses. Au fond, plus que lever des incertitudes, notre recherche donne une idée de l’étendue du champ des possibles liés au déploiement des véhicules autonomes. La conclusion de Wadud et alii (2016) illustre assez bien cette étendue : l’intégration des véhicules autonomes au système de transport pourrait selon leur étude réduire de moitié ou au contraire doubler les émissions de gaz à effet de serre liées à la mobilité des individus (ces émissions constituant ici une forme d’indicateur agrégé des changements en termes de mobilité).
Ainsi, l’assertion selon laquelle les modalités de déploiement sont la clé de la contribution de cette technologie à l’intérêt général est ici étayée par des ordres de grandeur.
Du point de vue de leur « durabilité » la première trajectoire est celle qui comporte le plus de risque d’un accroissement des besoins énergétiques par rapport à la situation actuelle, quand la troisième est celle qui semble être associée à des opportunités de réduction de type ‘avoid’ and ‘shift’ selon le cadre proposé par Creutzig et al. (2018). Les trois trajectoires conduisent également à des conditions de vie différentes, qui peuvent être diversement désirables selon les contextes culturels, les normes sociales ou les aspirations individuelles. Ces deux critères de désirabilité et de durabilité sont pertinents pour s’interroger sur les conditions selon lesquelles la technologie du véhicule autonome est souhaitable. En particulier, les bénéfices sociétaux associés aux véhicules autonomes sont-ils susceptibles de justifier de consacrer de lourds investissements dans des infrastructures adaptées (routes connectées, réseau 5G) ? De dédier une partie de l’espace public à la circulation exclusive de ces véhicules si les avancées technologiques ne leur permettent pas d’évoluer dans des environnements ouverts ? Sont-ils suffisants pour justifier les éventuels surcoûts de la mobilité aux yeux des usagers ? Vont-ils bénéficier à tous ou uniquement à une partie de la population et notamment les personnes à haut revenus ? Autant de questions auxquelles doivent aujourd’hui réfléchir les décideurs politiques, et pour lesquels nous pensons qu’il serait nécessaire d’approfondir la connaissance.
Cette recherche permet in fine de documenter la très grande diversité des futurs possibles de la « robomobilité », dont la conformité aux objectifs du développement durable dépendra surtout des contextes locaux et des choix politiques établis par les acteurs nationaux et locaux du transport et de l’aménagement.
Anne Aguiléra est ingénieure des Travaux Publics de l’Etat et docteure en économie des transports de l’Université Lyon 2. Elle est directrice-adjointe du Département Aménagement, Mobilité, Environnement de l’IFSTTAR et chercheuse HDR au Laboratoire Ville, Mobilité, Transport (LVMT) de l’Université Paris-Est. Ses recherches actuelles portent sur les pratiques de mobilité des personnes dans leurs interactions avec d'une part les formes d'organisation des territoires urbains et périurbains, et d'autre part les Technologies de l’Information et de la Communication (TIC) : télétravail, e-commerce, et nouveaux services basés sur des plateformes numériques (co-voiturage vélos en libre-service, VTC, livraison rapide de repas, etc.). Son dernier ouvrage, "Urban mobility and the smartphone", est paru en 2018 chez l'éditeur Elsevier.

Thomas Le Gallic est docteur en sciences et technologies de l’information et de la communication. Il mène des recherches en prospective et sur les stratégies d'atténuation du changement climatique. Il a développé sur ces sujets une approche par les modes de vie dont l'une des applications a consisté à s'interroger sur leur transformation possible suite au déploiement de véhicules autonomes au sein du Laboratoire Ville Mobilité Transport (LVMT). Il poursuit actuellement ses travaux au Centre international de recherche sur l'environnement et le développement (CIRED).