Une carte postale des imaginaires robomobiles
Fondée en 2010, la Chaire d’enseignement et de recherche « modélisation des imaginaires, innovation et création » à Telecom ParisTech, a formalisé tout un corpus théorique et méthodologique sur la question des imaginaires, qu’elle a largement diffusé et fait profiter à une large communauté de chercheurs, praticiens, etc. Nous nous inspirons ici d’un des outils mis au point par la Chaire qui est celui de la « carte postale ». Utilisée au démarrage d’un processus d’analyse et/ou d’émergence d’un imaginaire, cette carte postale rassemble des morceaux de l’imaginaire selon une approche panoramique du sujet étudié.
La carte postale invite à la fois le destinataire, mais aussi les auteurs, à effectuer un voyage, une pérégrination, dans l’imaginaire exploré : quels sont les mythes et symboles ? Les enjeux et problématiques ? Les citations marquantes ? La bibliographie de référence qui structure les débats ? Les projets, expérimentations ou recherche dans le domaine ? Les références culturelles qui sont empruntées ou auxquelles le sujet fait écho ?
Cet article partage les réflexions de la session « imaginaires sociotechniques », qui a été organisée lors du 1er grand rendez-vous annuel de l’Atelier prospectif, qui s’est tenu le 9 avril 2018.

Un imaginaire robomobile animé par des mythes
Mythe de la toute puissance de la technologie
Cette croyance dans le progrès technique, qui viendrait débarrasser le véhicule autonome de toutes les contraintes et de tous les inconvénients de la voiture thermique actuelle, est très largement répandue et reprise dans les discussions. Le véhicule autonome est présenté comme une technologie miracle, qui va générer des gains de productivité majeurs et une telle flexibilité dans le système, qu’on aboutirait à une situation d’adéquation parfaite entre l’offre de transports et les besoins de mobilité. On aurait alors des véhicules au taux de remplissage optimisé, sur des itinéraires optimisés, avec une conduite optimisée. Conséquence : un parc de véhicules dimensionné à la bonne mesure, des réseaux routiers fluides, une circulation routière régulée, moins de pollutions,etc. Bonus : un relais de croissance « durable » pour un secteur-clé comme celui de l’automobile.

Mythe du contrôle absolu
Avec la robomobilité, on « réduit » le facteur humain à la portion congrue dans la fonction de « conduire ». Comme 90% des accidents sont liés à une défaillance humaine, en transférant la responsabilité de la conduite à des machines, on réduirait mécaniquement le risque d’accident. Cette « démonstration par A + B » est un des arguments majeurs des promoteurs du véhicule autonome, qui mettent notamment en avant les millions de km sans accidents obtenus lors des simulations virtuelles. Ainsi, dans la vie robomobile, tout serait sous contrôle grâce à des machines, plus robustes, plus constantes et plus fiables que l’homme. La « mort » provoquée par une erreur « humaine » deviendrait alors l’exception, un évènement évitable ou en tout cas contrôlé.
If, in writing some article that’s negative, you effectively dissuade people from using an autonomous vehicle, you’re killing people
Elon Musk in a call with reporters, 2016

Mythe du cyborg
Le véhicule autonome est vu comme doté d’une existence propre : il pense, il décide, il agit, il interagit, tout cela de manière autonome et il se meut par lui-même. Dans le prolongement des réflexions éthiques et juridiques sur le droit des robots, on considère que cette machine « intelligente » a un statut au moins hybride entre objet et sujet. C’est le mythe du cyborg, un peu comme une expérience de pensée à la Frankenstein, où l’homme rêve d’inventer une créature aux super-pouvoirs venant consacrer sa quête de toute puissance. On ne peut s’empêcher de penser au débat autour des « robots-tueurs » et l’autonomie d’action qui leur est déléguée. L’enjeu de la surveillance est également sur la table, avec des véhicules (et drones) en circulation permanente, qui scanneraient leur environnement.

Mythe d’Icare
La robomobile sera supérieure à la conduite humaine ; on pourra enfin voler. C’est le rêve ultime de la mobilité, à savoir, pouvoir se déplacer, libre comme l’air, sans limite et en toute fluidité. Ce mythe est très présent dans l’imaginaire robomobile, en raison des nombreux projets de véhicule autonome volant, que ce soit des drones de livraisons (Amazon), des robot-taxis volants (Uber, Airbus), des pods flottant avec la technologie Maglev (Renault Float) et bien sûr les drones militaires ou civils, qui ont ouvert la voie depuis le début des années 2000. Le web regorge de vidéos, de visuels, d’articles, faisant la publicité et la promotion de ces technologies et usages émergents. Ainsi, en associant la robomobilité à ce mythe (sans le nommer), ses promoteurs mobilisent un imaginaire de dépassement de la condition humaine. Dans la vie robomobile, l’homme ne sera peut-être pas encore augmenté, mais il aura accès à des technologies, qui lui permettront d’aller encore plus loin et surtout plus haut que par le passé.
Sur les technologies du véhicule autonome ... « Je suis confiant ; pas une administration au monde ne s’opposera à des développements qui contribuent tant à la sécurité routière »
Carlos Ghosn, audition à l’AN Janvier 2018

Mythe de la « terre désolée », de la route 66, mythe néo-colonialiste.
Le récit robomobile reprend les codes classiques du roman national de l’histoire des Etats-Unis. Les innovateurs sont les nouveaux explorateurs partis à la conquête d’un nouveau far-west. Sur leur chemin à travers des contrées reculées, ils essaiment le progrès et les bienfaits de la civilisation. Le véhicule autonome est par vocation l’avenir de l’automobile; il deviendra par essence un des traits constitutifs de la société. Cet imaginaire est fondé sur l’idée qu’avec le véhicule autonome, c’est bien une nouvelle page de l’Histoire qui s’écrit sous nos yeux ; ce n’est pas juste une innovation gadget ou une lubie techniciste. On retrouve des repères emblématiques de l’imaginaire de l’exploration : des grands espaces traversés par l’homme dans sa robomobile, comme le cavalier parcoure les steppes mongoles, le navigateur vogue de mers en océans, le premier avion postal relie New-York à San Francisco, le transsibérien et demain les grands axes de la « nouvelle route de la soie ».

Derrière ces mythes, c’est un imaginaire de société qui se dessine, et pas uniquement la promotion d’une solution de transport.
Une première approche des enjeux autour des imaginaires robomobiles
Enjeu sur le rôle et l’implication des individus
Seront-ils considérés comme des bénéficiaires d’un système sociotechnique conçu pour eux ou acteurs de la co-construction de ce nouveau système. Dans l’Histoire des transports, l’usager, le citoyen, l’individu, est une figure plutôt absente de la conception des systèmes et réseaux de transports. Les procédures de concertation sur les grands projets tentent de remédier à cette lacune. Il existe aussi une gouvernance particulière du rail avec les comités de lignes SNCF et les autorités locales cherchent de plus en plus à associer les usagers à l’évolution de l’offre de transports, par exemple sur les tracés de lignes de bus, de tramway, de métro, etc. Toutefois, on peut considérer que les usagers ont largement délégué cette fonction de conception aux ingénieurs. Avec la robomobilité, qui puise sa puissance dans sa capacité à exploiter le bigdata, on pourrait assister à une nouvelle étape de délégation, depuis les ingénieurs-transports vers ces systèmes intelligents, à qui seraient confiés la gestion en temps réel des réseaux et la conception évolutive de l’offre. Or, dans ce dialogue entre l’ingénieur-transport et l’IA, quelle est la place pour l’usager ? Se réduira-t-il à un spécimen produisant des données, qui sont récupérées par le système intelligent, ou participe-t-il activement au design de ce système ? A-t-il son mot à dire en tant que citoyen, ou son choix se résumera à une alternative entre accepter en bloc les règles du jeu robomobile ou se mettre en marge du système ? C’est tout l’imaginaire du numérique qui se diffuse dans celui de la robomobilité : lirons-nous les conditions générales d’utilisation avant de consommer un service robomobile ?
Le risque est également celui de devenir trop dépendant de la robomobilité, à tel point, qu’il en deviendrait trop coûteux pour s’en passer. Le parallèle avec la voiture individuelle est éclairant de ce point de vue. Ou alors, que tout ce système robomobile devienne tellement complexe, que plus personne ne sait vraiment qui détient les « clés du camion ». La société serait alors condamnée à une fuite en avant, sans levier véritable pour réguler et maîtriser, ou s’échapper de cette folie robomobile.

Une nouvelle manière de penser le transport : individuel (car-sharing) vs partagé (ride-sharing)
Les vidéos promotionnelles, la science-fiction, les annonces des industriels, les projets gouvernementaux, « projettent » souvent le véhicule autonome dans un usage « individuel », à l’image de la voiture. Cet imaginaire de transport individuel a tellement marqué les esprits (car il découle de l’expérience de tous) qu’un néologisme a été créé pour nommer ce nouveau mode : « AutoVot » pour « Automated Vehicle Robot », qui désigne le transport en « solo » dans une robomobile, conçu pour emporter 1 à 4 passagers maximum. Les utilisateurs « partagent » le véhicule, mais ne partagent pas leur trajet. Pour le transport en mode « partagé », les termes « robotaxi » ou « navette autonome » sont utilisés, mais leur puissance sémiologique est de portée moindre. « AutoVot » est fortement suggestif et invite le passager à ne faire qu’un avec son véhicule.
Avec « auto », on retrouve la familiarité de l’automobile et le « Vot » (faisant écho au bot) est moins agressif que « robot ». Avec l’AutoVot, c’est l’homme qui devient robomobile, comme une nouvelle étape de son évolution : un homme « augmenté » par la technologie. Ainsi, la mise en scène de ces « AutoVot » ou « robomobiles » individuels fait souvent l’éloge de la liberté, de la fluidité, de la vitesse,des grands espaces.
De manière alternative, les matériels promotionnels des navettes autonomes dépeignent un paysage plutôt urbain, une lenteur dans le déplacement, la sécurité du transport, un transport propre (car électrique), une mobilité en phase avec la smart-city. Ces deux imaginaires ne s’opposent pas frontalement, même s’ils se révèlent concurrents. D’un côté, l’AutoVot ou la petite robomobile, qui promet de libérer le conducteur et de lui permettre de mieux utiliser son temps à bord (plutôt que de conduire), en dormant, travaillant, regardant un film, etc. On a tous en tête les visuels de design intérieur avec des sièges dos à la route, transformant le véhicule autonome en véritable salon/bureau/chambre robomobile ; c’est le prolongement de son « intérieur » dehors, comme l’est la voiture aujourd’hui. De l’autre côté, une navette autonome ou le robotaxi, qui met en avant les notions d’efficience, d’économie, de simplicité pour l’usage/client. Le transport partagé se définit avant tout comme un service ; il fluidifie les modes de vie. D’une part, l’AutoVot est une machine qui « augmente » la capacité de l’homme à se déplacer. D’autre part, la navette est un système intelligent qui propose une alternative écologique de mobilité.


Vidéo promotionnelle de nuTonomy mettant en scène la mobilité de 2 couples à Singapour
Dans cette vidéo promotionelle, nuTonomy met en avant la simplicité d'utilisation du service robomobile. On peut suivre l'itinéraire (journey) de deux couples - un jeune, un vieux - à bord d'un véhicule sans chauffeur. Le message-clé est celui de la sécurité, de la fiabilité et de la flexibilité du service. L'ambiance du film est joyeuse et paisible. Le véhicule autonome circule à travers Singapour, avec la mise en scène d'une alliance entre cette ville-monde très dense et un cadre de verdure, comme si grâce à la mobilité autonome, les villes redevenaient respirables, agréables à vivre, sans entrave aucune...
Quelques repères bibliographiques sur la vie robomobile

Même si le sujet n’est pas nouveau, puisque la question de l’autonomie des automobiles est posée dès les débuts de son aventure industrielle, il n’existe pas vraiment d’ouvrages, qui font référence en ce qui concerne la mobilité autonome ou robomobilité.
Cependant, le domaine est extrêmement dynamique et florissant, avec de nombreuses publications de nature technique, venant des laboratoires de recherche, agences d’urbanisme, cabinets de consultants et bien sûr des entreprises qui investissent fortement dans ces technologies.
Le livre Our Robots, Ourselves: Robotics and the Myths of Autonomy, de David A. Mindell (professeur au MIT et expert sur les questions de robotique, interactions homme-machine et nouvelles organisations du travail), paru 2015 aux éditions Viking, apporte un éclairage global sur le phénomène de la robotisation. Il remet en perspective les développements technologiques et fait la pédagogie de ce qu’on peut considérer « autonome » dans les robots. Il rappelle ainsi le rôle de l’homme (en tant qu’acteur et citoyen) et de l’humain (en tant qu’agent en interaction avec une machine). Norbert Wiener fut également l'un des précurseurs au niveau mondial des réflexions sur la cybernétique, les robots, le rapport aux machines.
Quelques « influenceurs » comme Robin Chase, la fondatrice de Zipcar, Elon Musk, Sam Schwartz (responsable des transports de NYC) sont également suivis.
Au plan institutionnel, les travaux du Forum international des transports de l’OCDE sont largement diffusés auprès des experts et spécialistes, qui traitent de la question de la robomobilité, tout comme les travaux du Centre City Lab du MIT.
Tout travail qui est en concurrence avec le travail d'esclave doit accepter les conditions économiques du travail d'esclave
Norbert Wiener, in The Human Use of Human Beings : Cybernetics and Society (1954)
Self Driving Cars will Ruin our Cities if They Don't Improve Them
Robin Chase
Heaven or Hell
Dans cette vidéo didactique et provocative, Robin Chase développe deux scénarios d'usage et de déploiement du véhicule autonome. Elle souligne le risque de ne voir dans la robomobilité, qu'une innovation technologique de plus, qui viendrait peu ou prou, remplacer l'automobile actuelle. Or, selon elle, sans régulation forte et volontariste de la puissance publique, les usages individuels de cette voiture autonome vont l'emporter et le marché va imposer un modèle de mobilité autonome, antinomique avec la réponse aux grands défis environnementaux : réduction des émissions de GES, réduction de la pollution atmosphérique, maîtrise de la consommation d'espace, limitation de la saturation des réseaux...Si les scénarios sont volontiers caricaturaux, ils mettent en évidence la nécessité absolue d'anticiper, de préparer et d'accompagner les changements robomobiles.
Quelques références culturelles évoquant l'imaginaire de la vie robomobile
Les messages des spots publicitaires des vendeurs de véhicules ou services robomobiles ont un parfum de réclame de l'industrie automobile des années 1950 et 1960. Tesla fait l'éloge de la vitesse avec ses différents modèles, comme Renault le faisait comme on peut le voir avec l'affiche ci-contre de la Renault 18. Le marché du moyen-haut de gamme joue toujours sur l'idée que la voiture reflète le statut social de son conducteur ou de ses passagers-utilisateurs, comme cette image publicitaire de Chevrolet, qui met en scène une famille modèle de la classe moyenne américaine dans une "belle Chevrolet 57" jaune, aussi grosse que le car (rempli d'individus de la working class...). On remarque que la Chevrolet vient en direction du spectateur, alors que le bus s'éloigne de nous. Dans le même registre, la pub de la Rocket 8 de Oldsmobile suit le schéma traditionnel de la masculinité, où pour être un homme, un vrai, on a la voiture qui va avec...Enfin, dernière image dans ce clin d'oeil rétro-futuriste, on retrouve également l'antienne du rite initiatique, de l'entrée dans l'âge adulte, dans une nouvelle ère. Le véhicule robomobile fait office de symbole du futur dans lequel il faut entrer, au risque de rester en arrière d'une société (d'un monde) qui va de l'avant. Dans la pub de Lincoln, le slogan "when you're old enough to drive..." ancre solidement dans l'imaginaire cette aspiration à "conduire" pour accéder à l'autonomie (des adultes); l'enjeu pour les offreurs de services robomobiles réside notamment dans cette alternative entre une sorte d'évolution de l'imaginaire automobile vers l'imaginaire robomobile, en transposant les attributs du premier vers le second, ou la création d'un nouvel imaginaire robomobile, qui s'affranchit des imaginaires d'automobilité précédents...
Film de présentation de l'exhibition "Futurama" tenue par GM à l'occasion de l'exposition universelle de New York en 1939
A l'occasion de la NY World's fair de 1939, General Motors tenait un pavillon intitulé "Futurama", qui mettait en scène une société future, mue par le progrès technique. Cette "animation" fut sensation à l'époque. Le film suivant produit par GM à cette occasion présente un "modèle réduit" de l'exhibition ; on y voit la promotion "du grand dessein" industriel et technique, qui devait apporter le plein emploi (jobs) et le confort matériel à tous. La route - en fait, les autoroutes ) et la voiture sont deux icones au coeur de cette histoire du futur.
L'imaginaire automobile continue d'imprégner fortement le nouvel imaginaire en devenir de la robomobilité. Les photos suivantes ont été prises par Richard Garrison, lors de l'exposition universelle. On y voit le règne de l'automobile, dans une ville organisée, aux atours géométriques et à l'allure contrôlée. Cette vision de la ville fluide et optimisée est incarnée dans l'imaginaire de la robomobilité, par ces vidéos où les véhicules autonomes roulent à toute vitesse sur des routes désertes.


Dans la culture populaire, on retrouve également une allusion directe à cette voiture animée, une voiture vivante, avec la Coccinelle.
